Éditorial

CHAPITRE QUATRIÈME: LE THÉÂTRE SUBVENTIONNÉ EXPLIQUÉ À MA FILLE DE QUINZE ANS

– Papa? Je peux te parler une minute? Papa?

Ma fille de quinze ans était entrée dans la pièce sans que je ne l'entende. Le son de sa voix mit quelques instants à parvenir jusqu’à mon cerveau. Je lui répondis sans quitter des yeux la façade de la maison d’en face que j’observais par la fenêtre depuis un moment déjà.

– Pardon. Je travaillais.
– Tu travaillais?
– Oui.
– Tu n’avais pas l’air. Tu avais plutôt l’air d’être perdu dans tes rêves.
– Je réfléchissais…
– À quoi?

Je fus surpris de la curiosité inattendue qu’elle manifestait pour ce qui occupait mes pensées. Sa question constituait même un événement à l’échelle de notre relation filiale.
Je me tournai vers elle et décidai de lui répondre le plus sérieusement possible.

– À mon édito pour la brochure 23-24. C’est la dernière saison de mon premier mandat. C’est un moment charnière…
– Ah oui?
– Oui. C’est le moment de faire un bilan sur ce qu’on a accompli jusque-là et de se projeter dans le second mandat. C’est passé tellement vite, je n’en reviens pas. Il faut dire que rien ne s’est déroulé comme prévu ces trois dernières années. Et pourtant, on a réussi à mettre en place le projet pour lequel j’avais été nommé. Ça semble fou, rétrospectivement.
– Ah oui…

Je sentis que j’étais en train de perdre son attention.
Aussi, je tentai de reprendre mon propos avec une conviction qui dut lui paraître forcée.

– Ces trois dernières années ont été folles quand même, non?
– Si tu le dis…
– Enfin. La crise sanitaire, la fermeture des lieux culturels, l’inflation liée à l’invasion de l’Ukraine… Tu es au courant de tout ça, quand même?
– Oui, bien sûr. Et tu oublies le plus grave: la crise climatique.
– Tu as raison. Pendant cette période, nous, les directeurs et directrices d’institutions, on s’est beaucoup interrogés sur le rôle de l’Art dans la société. On a vécu cette mise sous cloche comme une forme d’injonction à répondre à cette question: en quoi sommes-nous concrètement utiles?
– Ben, c’est important de se reposer la question de temps en temps, non?
– Euh… Oui. Oui, effectivement. Et nous avons formulé les réponses qui nous semblaient s’imposer avec une évidence irréfutable. Mais nous avons constaté que nos réponses étaient inaudibles. Que nous ne savions plus trouver les mots justes…
– Mais vous avez quand même fini par être entendus, non? Il y a eu des aides et tout ça…
– C’est vrai. L’ensemble de nos partenaires nous a formidablement accompagnés pendant cette crise. Et à La Comédie, je crois pouvoir dire que cet engagement des tutelles est exemplaire. Ce soutien financier nous a permis d’aider à notre mesure d’autres acteurs plus fragiles du maillage culturel: les compagnies, les artistes et les techniciens intermittents…
– Papa. Tu parles comme un homme politique, là…
– Pardon. Excuse-moi.
– Bon, mais tout va bien maintenant, non?
– Je crains malheureusement que le plus dur soit devant nous. Il faut s’y préparer en tout cas.
– Pourquoi tu dis ça? Le public est revenu, il y a plein de spectacles super à La Comédie…
– C’est vrai. Mais les crises successives ont révélé la fragilité de l’écosystème du théâtre subventionné en France.
– Euh, tu peux m’expliquer ça simplement, s’il te plaît, Papa. Là, tu parles encore comme si tu étais le ministre de l’Économie…
– Bon. Comme son nom l’indique, le théâtre subventionné dépend des subventions, de l’argent que lui octroient ses tutelles…
– «Tutelles»? Explique.
– En ce qui concerne La Comédie, l’État, Valence Romans Agglo, la Région Auvergne-Rhône-Alpes et les départements de Drôme et d'Ardèche… Tous ces partenaires nous subventionnent pour que nous accomplissions une série de missions de service public de la Culture.
– Waouh. Dit comme ça, ça fait hyper sérieux!
– Concrètement, ma chère enfant, nous devons produire des spectacles, en accueillir d’autres pour que les Valentinois aient accès à la création théâtrale sous toutes ses formes, mais aussi assurer un travail d’éducation artistique auprès de tous les publics, entre autres tâches qui nous incombent…
– OK. Pas la peine de te vexer. Continue.
– Mais, pour faire tout ça, nous dépendons exclusivement des subventions publiques.Donc quand ces subventions viennent à manquer, eh bien on est coincés tout simplement. On ne peut plus accomplir nos missions. Tu comprends?
– Je ne suis pas idiote non plus.
– Et même si ces subventions ne baissent pas, quand tout augmente comme c’est le cas en ce moment, le coût du chauffage et de l’électricité, le coût des matériaux de construction des décors, le coût des transports, par exemple, eh bien mécaniquement, si nous voulons continuer à assurer nos missions, nous nous retrouvons en situation de déficit, déficit qu’on qualifie de «conjoncturel» car il n’est pas causé par une mauvaise gestion. Tu comprends?
– Je crois. Donc vous êtes obligés de choisir parmi toutes vos «missions»…
– Exactement. Mais elles sont toutes essentielles. Impossible de sacrifier l’une ou l’autre.
– OK. Je vois. Pas facile… Je me pose une question quand même… Vous vendez bien des billets? Ça, ça doit rapporter de l’argent, quand même?
– C’est vrai. Mais nous proposons des tarifs extrêmement abordables, pour que tout le monde puisse avoir accès au théâtre. Les recettes de billetterie sont loin de compenser ce que nous coûte effectivement un spectacle. Cette accessibilité des tarifs fait partie de nos missions de service public de la Culture. Mais tu as raison, une des solutions pour diminuer le déficit conjoncturel serait d’augmenter le prix des places et donc de faire participer les spectateurs et les spectatrices. On devra peut-être se résoudre à faire ce choix.
– Donc, si je résume, vos tutelles vous donnent des sous pour que tout le monde ait accès à l’art et à la culture en fait.
– Exactement.
– OK. On a de la chance en France quand même, d’avoir un théâtre subventionné.

Je poussai un cri de victoire intérieur.

– Oui. Mais comme je te le disais, les crises successives menacent ce modèle unique en Europe, même s’il est génial. Et nous devons nous interroger sur l’avenir et la manière dont on peut faire évoluer le modèle économique de nos théâtres pour ne pas se laisser asphyxier. On va être confrontés à des choix difficiles et je me sens un peu… démuni.
– Ah…

Je ne voulais pas faire peser sur elle des interrogations qui ne la concernaient pas. J’enchaînai donc immédiatement.

– Et toi? Tu voulais me dire quelque chose?
– Oui. J’en ai déjà parlé avec maman, mais je voulais quand même avoir ton avis. Je dois choisir mon orientation. Et j’hésite entre physique-chimie ou LLCE avec mathématiques et HLP.
– Euh, tu parles comme une lycéenne de quinze ans, tu peux m’expliquer ce que veulent dire ces acronymes?
– LLCE: Langue, Littératures et Cultures Étrangères. HLP: Humanités, Littérature et Philosophie. Si je choisis physique-chimie, on me dit qu’il y a plus de débouchés et des boulots avec des plus gros salaires. Et si je choisis LLCE, ben je fais ce que j’aime et en plus je peux faire un voyage scolaire, mais je dois m’inquiéter sérieusement pour mon avenir!
– En seconde, on vous parle déjà de débouchés et de niveau de rémunération? Je n’en reviens pas. Mais dans quel monde on vit!
– Papa…
– Tu te doutes de ce que je vais te répondre, non?
– De choisir ce qui me plaît…
– Et que si tu aimes ce que tu fais, tu arriveras toujours à trouver des “débouchés” et à vivre avec peut-être un peu moins d’argent, mais en étant heureuse…

Ma fille de quinze ans esquissa une moue dubitative.

– Quoi?
– J’ai du mal à te croire. Vous, dans les théâtres, vous aimez ce que vous faites. Mais tu viens de m’expliquer que sans argent, vous ne pouviez plus continuer à le faire…

Je restai un instant silencieux, terrassé par la pertinence et le fatalisme de sa remarque, quand ma fille de quinze ans reprit.

– En même temps, se battre pour ce qu’on aime et pour ce qui nous semble juste ça vaut le coup, non? Tu n’arrêtes pas de répéter que le théâtre subventionné est un service public et donc un bien commun. Donc, il faut se battre pour le protéger, non? Il faut résister.

Je la regardai, saisi par une nouvelle émotion. Je n’étais pas certain, mais il me semblait retenir un sanglot.

– Oui. Oui, tu as raison.
– Bon. Je te laisse travailler.
– Oui. Tu me diras quelles orientations tu as choisies?
– Oui, bien sûr. Toi aussi?

Nous échangeâmes un sourire doux, et ma fille de quinze ans sortit en fermant précautionneusement la porte.

Marc Lainé, mai 2023

La Comédie de Valence
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