Éditorial

CHAPITRE TROISIÈME: LE DIRECTEUR DE THÉÂTRE ET LE SPIRITE

J’étais attablé à la terrasse d’un café place des Clercs. J’avais étalé devant moi les brouillons de l’édito que je devais écrire pour la brochure de la saison à venir. Comme chaque année, j’avais repoussé jusqu’à la dernière minute la rédaction de mon texte. Maud, la directrice de la communication, m’avait déjà laissé une douzaine de messages depuis le début de la journée et je n’avais pas encore osé passer au théâtre de peur de tomber sur elle. Je buvais mon cinquième café, le nez plongé dans ces bribes de phrases griffonnées dans le désordre.

— Excusez-moi de vous déranger. Vous êtes le directeur de La Comédie de Valence?

Je levai les yeux vers mon interlocuteur. C’était un homme d’une soixantaine d’années, maigre et vaguement dégarni. Il était bien trop chaudement vêtu pour cette étouffante après-midi de mai.

— Oui, c’est moi.
— Cher Monsieur Lainé, je suis absolument ravi de vous rencontrer. Pour des raisons qui tiennent à la profession singulière que j’exerce, le théâtre revêt une place tout à fait essentielle dans mon existence…
— Ah oui?
— Oui. Essentielle. J’ai eu un certain nombre de révélations dans ma longue vie de spectateur. Mais la première et la plus inoubliable fut sans conteste ma découverte de la mise en scène des Paravents de Genet, par Patrice Chéreau. C’était à Nanterre-Amandiers, en 1983, vous voyez?
— J’ai entendu parler du spectacle, oui… Moi, j’ai découvert Chéreau en 1995, quand il a monté Dans la solitude des champs de coton. J’avais 19 ans. Ça a été un vrai choc aussi…
— Chéreau a réussi quelque chose d’extraordinaire dans la mise en scène dont je vous parle. Il est parvenu à faire coexister les morts et les vivants sur scène. C’était absolument surnaturel! Et je sais de quoi je parle, croyez-moi…

Il semblait s’exprimer par énigmes. J’imagine que c’était une manière pour lui d’engager la conversation en cherchant à susciter ma curiosité. Mais le temps pressait, Maud attendait mon édito…

— Je vous prie de m’excuser, je serais ravi de continuer à parler théâtre avec vous, mais je dois absolument terminer ce que j’étais en train de faire.
— Vous écrivez une nouvelle pièce?
— Non. Non, je tente d’écrire l’édito de la prochaine brochure de saison.
— J’imagine que c’est un exercice délicat. Parler des spectacles de la saison à venir, dégager les thèmes qui résonnent avec notre actualité la plus brûlante!
— Oui, euh… Alors, je tente quelque chose d’un peu différent dans mes éditos.
— Ah oui?
— Oui. Rien de révolutionnaire non plus, hein, j’essaye simplement de raconter à chaque fois une petite histoire.
— Formidable!
— Oui, enfin quand j’y arrive. Si vous permettez d’ailleurs, je vais m’y replonger.
— Dites-moi, ça vous intéresserait de savoir ce que Patrice Chéreau pense de votre texte? Il pourrait être de bon conseil, non?

Il avait dit ça avec le plus grand sérieux. J’éclatai de rire, mais il me regarda sans ciller. La fixité et l’intensité de son expression me troublèrent.

— Oui, sans doute. Je serais très curieux de connaître son point de vue…
— Je peux lui demander, si vous voulez.
— Je vous demande pardon?
— Cette fois-ci, je le dévisageai, franchement interloqué.
— Je suis médium. Si vous le souhaitez, je peux organiser une séance où nous convoquerons l’esprit de Patrice Chéreau pour que vous puissiez dialoguer avec lui…

Je réfléchis un instant avant de répondre. Je ne voulais pas vexer cet inconnu dont le calme étrange commençait à me mettre mal à l’aise.

— Je vous remercie. Ce serait tout à fait passionnant, mais je crains que les délais soient trop courts pour que nous ayons le temps d’organiser cela…
— Je vous sens sceptique. Vous ne croyez pas au spiritisme?
— Je ne serais pas aussi catégorique que cela. Je crois que notre monde coexiste sans doute avec d’autres qui nous sont totalement inconnus…

Et j’ajoutai avec un sourire forcé.

— Mais disons que je préfère soumettre mon texte au jugement du public valentinois, plutôt qu’à celui du grand Patrice Chéreau.

Il me regarda avec gravité.

— Vous n’y croyez pas, donc.
— Je trouve le sujet passionnant, sincèrement, mais je –

Il m’interrompit.

— Vous ne croyez pas non plus dans la nature magique, presque surnaturelle, du théâtre et de l’art de l’acteur?

Sa question me surprit. J’hésitai un instant avant de répondre.

— Métaphoriquement, si, sans doute…
— Vous ne croyez pas que la scène est un lieu offert aux morts pour qu’ils puissent revenir s’adresser aux vivants? Ni que le corps de l’acteur est un corps possédé par des personnages qui sont autant d’esprits du passé que les auteurs nous ont légués?
— L’image est belle, mais je –
— Depuis Eschyle, en passant par Shakespeare ou le nō japonais et jusqu’à Kantor, le théâtre a toujours tenté de représenter les spectres. Et pourquoi à votre avis?
— J’imagine que vous allez me le dire…
— La fonction même de l’art théâtral est, à mon sens, de troubler un temps le réel pour ouvrir un passage vers d’autres mondes… Au moins fictionnels ou imaginaires, mais pour moi, sans hésiter, le monde des morts.

Il avait visiblement fini sa démonstration. À présent franchement agacé, j’enchaînai sans prendre le temps de réfléchir à ce qu’il venait de me dire.

— Bon, écoutez, puisque vous me posez la question, je vais vous répondre sincèrement. Non, je ne crois pas au spiritisme. Ni à l’astrologie, ni aux sciences occultes ni à aucun délire surnaturel. Je ne crois à rien qui ne puisse être expliqué rationnellement. Et je refuse de perdre mon énergie et mon temps pour ce genre de lubies!

Il me regarda en souriant.

— Comment vous vient l’idée d’une pièce?
— Quoi?
— Comment vous vient l’idée d’une pièce, vous pouvez me le dire?
— Je ne vois pas où vous voulez en venir. Je ne crois pas à l’inspiration si c’est votre question…
— Vous êtes parfaitement incapable de me dire comment cela arrive, n’est-ce-pas?

Je fronçai les sourcils et j'acquiesçai.

— C’est vrai. Ça reste un mystère.
— Pourtant, quand cette idée a germé, elle devient une véritable obsession, je me trompe? Elle vous hante jusqu’à ce que vous finissiez par en faire un spectacle. Vous y consacrez toutes vos forces et, j’imagine, une bonne partie de votre temps…
— Oui, c’est vrai.
— Vous êtes donc capable de dédier votre vie à une simple idée déclenchée par une impulsion inexplicable, qui restera pour toujours un mystère… Vous trouvez ça rationnel, vous?

Je le fixai, incapable de répondre quoi que ce soit. Il reprit.

— Je vous laisse réfléchir à tout ça, Monsieur Lainé. À bientôt à La Comédie.

Il s’éloigna d’un pas lent. Je suivis des yeux sa drôle de silhouette quelques secondes, avant qu’une brusque bourrasque de vent emporte les brouillons de mon édito. Les feuilles s’envolèrent toutes d’un coup, si vite et si haut que je ne cherchai même pas à les rattraper. Je les regardai disparaître au-dessus des toits, dans la lumière orange et poudrée de cette fin d’après-midi. Et je me demandai si c’était l’esprit de Patrice Chéreau qui avait soufflé sur ces brouillons de textes sans véritable intérêt pour les faire disparaître.

Marc Lainé, mai 2022

La Comédie de Valence
Place Charles-Huguenel 26000 Valence

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