Éditorial
CHAPITRE SIXIÈME: DE LA JOIE D'ÊTRE ARTISTE-DIRECTEUR
Sarah était assise au bar de La Comédie, plongée dans un livre. Elle leva les yeux en me voyant passer devant elle au pas de course. La jeune metteuse en scène que nous avions choisi d’associer pour la durée de mon second mandat à la tête de La Comédie de Valence esquissa un drôle de sourire avant de reprendre sa lecture. Intrigué par ce sourire, je m’arrêtais.
– Qu’est-ce qui te fait sourire?
– Rien… C’est la troisième fois que je te vois passer devant moi en courant…
– Oui. J’enchaîne les réunions.
– Eh ben, ça n’a pas l’air de tout repos la journée d’un directeur!
– Ça dépend des périodes, mais là, on est sur le bouclage de la brochure. C’est la dernière ligne droite avant la présentation de saison, alors tout le théâtre est en ébullition, oui!
– Mais tu n’es pas censé être en train d’écrire ta prochaine pièce?
– Si, aussi.
– Et ça ne t’occupe pas trop le cerveau toutes ces réunions?
– Au contraire. C’est stimulant. Tout le travail que fournit l’équipe est au service de la création et du public. C’est une formidable émulation pour un artiste de sentir toutes ces énergies dédiées à la passion qui l’anime.
– Ok. Je crois que je comprends. En tout cas, quand je te vois courir autant dans tous les sens, je me dis qu’au moins tu as fait ton cardio-training!
– Non, mais ça c’est juste ma nature anxieuse qui s’exprime. On peut faire exactement la même chose sans s’agiter autant.
– Tu me rassures.
– Et tu sais, ce qu’offre la direction d’un lieu à un artiste au fond, c’est du temps. Quand j’étais en compagnie, j’étais obligé de penser mes projets au coup par coup, avec beaucoup d’incertitudes. Aujourd’hui je peux concevoir des cycles de pièces à l’échelle d’un mandat de trois ans. Ça m’a vraiment permis de déployer un geste beaucoup plus ambitieux et singulier. Je crois que mon travail ressemble plus à ce dont je rêvais grâce au CDN.
– Ah ouais. Donc tu es vraiment un directeur heureux.
– Absolument. Et toi, ça t’intéresserait de diriger un lieu, un jour?
– Tu plaisantes?! Je n’ai absolument pas les compétences pour ça!
– Je ne les avais pas plus que toi au départ. C’est dans le dialogue avec l’équipe que j’ai vraiment appris le métier de directeur. En étant à son écoute, tout en veillant à ce que chacune des décisions qu’on pouvait prendre soit en cohérence avec l’identité artistique singulière que j’ai souhaité donner à cette maison de création.
Et tu sais, je suis venu avec Claire, une super directrice adjointe.
– Oui, mais tu n’es plus seulement un artiste désormais… Tu es un chef d’entreprise. Avec des responsabilités dont je ne voudrais pas, je crois.
– Ça, c’est peut-être parce que tu as une vision romantique de l’artiste. Pourtant, cette idéalisation du statut du créateur qui ne devrait se dédier qu’à son Art, je la trouve un peu suspecte. En tant que chef d’entreprise, comme tu dis, j’entretiens un rapport beaucoup plus concret et sans doute plus complexe à la réalité du monde du travail. Ça nourrit ma réflexion et mon imaginaire d’auteur. Mais surtout, toi qui es metteuse en scène, ces responsabilités dont tu parles, tu les as déjà. Ton boulot c’est de faire en sorte que ton équipe accomplisse au mieux le projet artistique que tu portes, dans les meilleures conditions de travail et en faisant en sorte qu’elle soit le plus heureuse et épanouie possible. Je me trompe?
– Non.
– Eh bien, c’est exactement la même chose pour moi à la tête de La Comédie.
– Hmmm.
– Tu as l’air sceptique?
– Non, je réfléchis… Ah! J’ai une autre question. Comment tu fais pour choisir les spectacles que tu programmes? Tu dois forcément présenter des trucs avec lesquels tu as moins d’affinités. Moi, je serais incapable de m’y résoudre.
– D’abord, la programmation je la fais en collaboration avec Claire. Je m’appuie surtout sur ses conseils. Et ensuite, à partir du moment où tu diriges un lieu et que tu sais que le courant esthétique que tu veux défendre va être représenté par tes propres créations, assez naturellement tu as envie de faire découvrir d’autres propositions, plus éloignées de ce vers quoi ta sensibilité te ferait naturellement pencher. Ça t’offre la possibilité de t’ouvrir à d’autres formes pour questionner et enrichir ta propre pratique.
– Ok, ok… Et les attentes du public? Tu te sens obligé de les satisfaire?
– Je ne sais pas ce que le public attend.
Je ne présuppose de rien. Je crée la possibilité d’une rencontre avec des oeuvres.
– C’est risqué, non? Si tu le déçois?
– Une rencontre n’est jamais décevante. C’est toujours l’occasion de se redécouvrir soi-même au contact de quelqu’un ou quelque chose qu’on ne connaissait pas. Et, en tant que CDN, une bonne partie des spectacles que nous présentons ne sont pas encore créés au moment où nous les programmons. Et donc oui, nous prenons des risques, mais un beau risque, celui de la création!
– Pffff. À force, tu vas réussir à me convaincre.
– Mais j’espère bien! C’est essentiel que des artistes émergents se projettent à la tête des maisons de création. Pendant des années, les créatrices et les créateurs ont cru que ces maisons n’étaient pas faites pour elles et eux, alors que c’est pour elles et eux que celles-ci ont été créées!
C’est mon rôle de combattre ce découragement et d’essayer de partager mon enthousiasme.
Sarah demeura un instant songeuse. Puis elle reprit.
– Moi, je crois que si je prenais la direction d’un théâtre, j’aurais trop peur des fantômes…
– Des fantômes?
– Oui. Des traces qu’ont pu laisser dans cette maison celles et ceux qui y ont travaillé avant.
C’est comme vivre dans les meubles de quelqu’un d’autre. J’aurais peur de ne pas trouver ma place.
– Les directeurs et les directrices ne sont que de passage, c’est vrai, ce sont de simples locataires pour reprendre ton image. Un artiste ne peut pas rester plus de dix ans à la tête d’un lieu. Mais c’est vertueux. Ça permet de renouveler la curiosité du public et l’enthousiasme de l’équipe.
C’est vrai qu’on doit construire notre projet sur ce que nos prédécesseurs ont déjà bâti. Mais c’est inspirant. Quand je suis arrivé à la tête de ce théâtre, par exemple, j’ai hérité de la Comédie itinérante. C’est un dispositif de décentralisation exemplaire que le CDN mène sur les territoires ruraux de Drôme et d’Ardèche. Cela va faire vingt-cinq ans qu’il existe et il sert de modèle pour beaucoup d’autres lieux. En arrivant, j’ai simplement souhaité ouvrir la Comédie itinérante à de nouvelles esthétiques et de nouvelles disciplines, sans chercher à changer de fond en comble ce projet qui fonctionnait parfaitement! Et puis, je l’ai complété par de nouveaux dispositifs de territoire, comme les Studios d’écriture nomades, par exemple…
– Je vois. Au fond, c’est comme une histoire qui ne s’arrêterait jamais, mais qui serait racontée successivement par des artistes différents. Chacun écrivant un nouveau chapitre à son arrivée.
– Exactement. Et je te souhaite d’avoir à ton tour un jour le désir d’écrire un chapitre de l’histoire d’un théâtre.
Marc Lainé