Cœur sec

Le 8 octobre dernier, le Département de l’Ardèche organisait les « Labos Culture », pour penser la transition écologique dans le milieu culturel.
Penda Diouf, autrice et membre de l’Ensemble artistique de La Comédie de Valence ouvrait la journée avec
Cœur sec, un texte qu’elle a écrit pour l’occasion sur l’urgence d'agir et que nous souhaitions vous partager.

Cœur sec, un texte de Penda Diouf

La terre était sèche et scarifiée. La terre était sèche, comme sacrifiée.  Rien ne poussait plus.
Jamais. De la poussière écarlate s’élevait en volutes à chaque pas et recouvrait le bas de nos jambes d’une fine pellicule de pigment rouge avec lequel les enfants aimaient à jouer, rendant inconsciemment hommage à nos lointains cousins du paléolithique. Main rouge à moitié dessinée sur un rocher assoiffé. Pied sur le mur craquelé d’une maison abandonnée. Autoportrait en rouge et noir, la couleur ayant été récupérée dans la suie du foyer. Restitution d’une scène de cueillette, à laquelle ils n’ont semble t-il jamais participé, mais transmise de mémoire, de génération en
génération. Pas de scène de chasse. Les animaux sauvages n’existent plus. Pour les domestiques, on les compte sur les doigts d’une main. Nous, il ne nous reste plus qu’un chien, Elliott. Il commence à se faire vieux. Il traine la patte. C’est à nous de lui imposer le rythme, de le stimuler. Sinon, il se laisserait certainement mourir de faim, un soir sans étoiles, à l’écart du groupe pour préserver sa pudeur et accueillir la grande faucheuse dans un dernier ballet
nocturne, en duo.
Les pattes sont maigres, le corps décharné. Ca n’empêche pas certain.e.s de lorgner dessus.
Mais je guette, je veille sur lui comme sur la prunelle de mes yeux. Pour moi il est précieux. C’est le gage d’une autre vie ailleurs, à venir, bientôt.
On ne se déplace plus seul.e. Mais en communauté, en troupeaux, comme les bêtes que nous sommes devenues, que nous avons remplacées. Nous avons voulu nous extraire de notre condition, et peut-être avons nous réussi, un temps. A croire que nous étions les maîtres, que nous les avions colonisés, les bêtes, les autres hommes et nos instincts féroces. Nous avions l’esprit de conquête, maîtres d'un espace-temps qui n’existait pas. Les saisons n’existent plus. La pluie et la neige tombent parfois, dans les rêves des anciens. Les cultures n’offrent plus au regard que des terres infertiles et sèches. Alors nous nous déplaçons, avec l’espoir d’une région qui n’aurait pas été touchée.
Papa ne peut plus marcher. Je le pousse dans son fauteuil. Lui si bavard à l’époque est désormais avare de ses mots. Parfois, lorsqu’il sort une insulte, car il n’ouvre la bouche désormais que pour insulter son monde, il marque un temps d’arrêt, comme surpris du son de sa propre voix. Ou effaré de ne plus retrouver le monde qu’il connaissait et qu’il aimait. Il a toujours été généreux.
Le matin, je m’en vais avec Lou. On s’éloigne de notre campement fortuit pour s’égarer dans les bois. A quatre pattes, j’enfonce le bras dans les terriers désertés depuis longtemps à la recherche de restes. Le garde-manger d’une famille de mulots, ayant fui devant la sécheresse, fait bien
l’affaire. Graines, tubercules fripées, petits fruits tout secs. C’est déjà ça. Ou en retirer le cadavre du mulot lui-même, coincé dans sa propre galerie. Des protéines, c’est rare. Moi je fouille dans le
sol, je creuse d’innombrables sillons dans la terre, à m’y enfoncer parfois jusqu’à la taille. Je creuse jusqu’à m’enterrer vivante. Et j’appelle Lou au secours pour qu’il m’aide a sortir de ma propre tombe. Quand il tarde trop, j’ai le coeur qui bat, les muscles affaiblis d’avoir lutté en vain pour sortir, les yeux secs et plein de poussière, ne produisant plus aucune larme. Je me dissous dans ma propre sécheresse. Parfois, je découvre le lit d’une ancienne rivière et je lèche les galets qui recouvrent le sol, à la recherche de quelques gouttes que la pierre aurait pu préserver, au cas où, prévenue secrètement de mon arrivée. Et la langue s’attardant sur les courbes rondes et polies du caillou, j’imagine l’eau se frayer un chemin sous mes pieds, creuser de fines galeries et
recouvrir mes orteils, lécher mes chevilles et caresser mes jambes avec une force et un désir dont je n’ai plus la mémoire.
- L’eau coule à flots! Lou, viens voir, j’ai trouvé la source! Regarde! On a trouvé l’eau, enfin.
Et de boire, rassasier faim et soif, soulager les membres endoloris dans ce bain de jouvence.
Masser la plante des pieds devenue cuir, les mains devenus outils, les cheveux buissons, la bouche crevasse sans dents, le sexe repère à mouches.
- Lou, je crois que je suis ivre d’avoir trop bu. Donne moi la main.
Et lui de me tenir la main, heureux de cet espoir retrouvé. Voilà ce qui se passe dans mon esprit lorsque ma langue râpeuse s’efforce de dénicher l’eau sur la pierre polie et réservée. Des réserves, il n’y en a plus, nulle part. Lou s’occupe du terrain aérien quand je farfouille le sol, des
branches des arbres, des canopées des forêts décimées. Il grimpe à la recherche de quelques feuilles à mâcher comme tabac, de nids délaissés par les habitants avec des restes à glaner.
Peut-être un oisillon mort et rabougri dans son oeuf. Mettre dans la bouche et attendre que ça ramollisse un peu. Mais des fois le ventre ainsi excité réclame sa pitance et ne laisse pas le temps d’apprécier. Il faut lui donner à manger, illico. Alors on mâche, on mâche, on broie les os avec les
gencives qui ne portent plus de dents. Avec les gencives comme la terre sèche et scarifiée. Avec le souvenir du chewing gum à la chlorophylle d’antan. On mâche et on broie en poussière notre misère. Et on avale d’un coup la boule de poils et d’os. Et ça se coince généralement, quelque part dans la poitrine. Le tube a rétréci, l’œsophage a perdu l’habitude. Mais ça cale un peu dans l’estomac, ça remplit. Et pendant un temps, on a l’impression d’avoir été nourri.
- Le lait. Le fromage. La pâte molle. La pâte dure. Le comté. Le gouda. Le camembert…Ahhh le camembert. La mimolette. Le bleu… le picodon…
Ca c’est la grand-mère qui divague. Parfois, elle a des bouffées de la vie d’avant qui lui reviennent. Et ça peut durer des heures à rappeler à nos oreilles l’odeur et le goût des plats du passé. Moi j’ai pas envie d’écouter. Je me bouche les oreilles et je regarde ailleurs, la plaine
dévastée, la poussière. Je pense à Lou et à ses mains. Et même la faim au ventre, la chiasse qui se répand de mon orifice, j’ai parfois envie de sa bouche.
- Sale traînée.
C’est comme ça que papa m’appelle depuis qu’il a perdu les jambes et l’esprit.
- J’suis pas encore fou. Ca va pas me tuer. Mais faut manger. Faut manger j’te dis.
- Mais manger quoi papa? Tu sais bien qu’il reste plus rien…
- Manger moi.
- …
- Là, les bouts là, qui servent à rien. Inutiles. Ca peut servir. A toi et aux autres. Je veux plus vous
voir errer, à mourir de faim devant mes yeux.
ll tend vers moi son corps handicapé, son corps insensible dans les bouts, dans les extrémités.
- Tu peux couper jusque là, je sentirai rien. Et je vais pas mourir. Mais faut trancher sec. Faut pas
que la main tremble. Si tu fais pas je demanderai à quelqu’un d’autre.
- Et les saucisses… les jarrets de porcs. La langue de boeuf. Les rognons. Le bœuf bourguignon. Les steaks. Le tartare.
- Mémé, ferme-là.
C’est comme si elle avait besoin d‘énumérer, pour se rappeler, pour exercer sa mémoire, pour pas oublier.
- Là, cette petite partie là. Je sais que tu peux manger ça. Ca va te tenir, deux, trois jours. Si tu économises un peu quatre jours. Quatre jours sans avoir faim. Tu manges comme un moineau.
Mais pourquoi aujourd’hui parle t-il autant? Diarrhée de mots qui exhortent à charcuter la chair encore vivante. Je veux pas entendre ça. J’ai envie de crier, pour couvrir son bruit.
-Et les gâteaux, les desserts! Le clafoutis. Les crêpes. La forêt noire… Vous vous souvenez des forêts noires, avec les cerises? Le fondant au chocolat. Le moelleux au chocolat. On avait tellement le choix. A profusion. A plus finir. A se gaver. Ca pouvait pas durer. On a épuisé le ciel.
On a épuisé la terre.
- Mémé, ça suffit.
- Tiens prends le couteau. Là. Là. Tranche ici. Comme je t’ai montré qu’on faisait avec les lapins
quand t’étais petite.
- Je mettais le poulet à griller dans la casserole, comme ça, avec un peu d’huile et des oignons.
Ca sentait bon. Ca embaumait toute la maison. Et le crépitement de la chair du poulet sur le feu. J’y rajoutais des herbes du jardin. Et on était une grande tablée, toute la famille. Réunis pour manger ensemble le poulet. Et j’ai le fumet qui vient me chatouiller les narines. Les
tomates, les tomates cerise, les cœur  de bœuf, les carottes, les navets, les poireaux, les citrouilles, les potirons…
Et là j’entends un cri. Grand-mère arrête avec sa litanie, net. Papa dans son fauteuil fait tomber le couteau déjà en partie enfoncé dans son épais mollet aux veines gonflées. Je pense à Lou. Je suis inquiète. Lou qui me sort du tombeau. Lou qui me tient la main. Lou qui me garde quelques restes, en rab. Lou que je rêve d’embrasser. Sa langue râpeuse sur la mienne. Lou… Tout tourne autour de moi. Je me ressaisis. Quelqu’un appelle à l’aide. Car c’est un râle que j’entends. Un
dernier râle quand la mort est là. Et je vois arriver Lou, les mains pleines de sang, la bouche pleine de sang. Il titube.
-Lou, Lou, réponds moi! Qu’est ce qu’il se passe?
Il ne répond pas. Juste deux larmes qui coulent le long de ses joues. Je ne résiste pas à la tentation. Je m’approche et pendant qu’il pleure comme un enfant réclamant les bras, je
m’approche de son visage et lui lèche les joues. Je suce sa peau sèche et aigre et j’avale les deux larmes qui lui perlent sur les joues. J’ai soif de ses larmes et j’aimerais qu’il pleure davantage, encore et encore, pour que je puisse me désaltérer. J’ai envie de le mordre, de le taper, de lui faire mal pour que le robinet coule à nouveau. Mais je me retiens.
- Lou, qu’est ce qu’il se passe?
- Le chien. On a mangé le chien.
C’est pas un simple chien qui a été mangé. C’était le dernier de son espèce. Le désir secret, les
stimulations le matin, tous les efforts pour le maintenir en vie, c’était dans l’espoir qu’on retrouve
d’autres comme nous. Un groupe de morts vivants ayant échappé, ayant survécu. Les derniers humains avec un animal de compagnie. Une chienne ça aurait été. Une chienne avec qui il aurait pu s’accoupler et faire des petits. Pour sauver l’espèce. Pour nous sauver nous. Et c’est pour ça
que je me levais le matin. Pas tant pour moi que pour les chiots à venir. Dans l’idée du futur, d’un temps qu’on pourrait étirer et qui pourrait devenir long. Un temps à l’échelle de la nature, de la poussée des arbres, de l’évolution d’une espèce, du cycle des saisons.
Mais c’est le temps court qui a eu raison, qui l’a emporté.
- C’était pour la mère d’à côté. Tu sais… Son bébé… Elle arrêtait pas de crier. « J’ai plus de lait. La source est tarie. La source est tarie. Où est mon lait? Qui va nourrir mon bébé? » J’arrivais pas à dormir. Je te jure. J’entendais ses paroles, ses pleurs et je me suis dit que le petit, c’était
notre futur à nous. Et qu’il pouvait pas mourir. Qu’on devait tout faire pour le sauver.
- Toi aussi tu l’as mangé Elliott?
- Quand je suis arrivé, quelqu’un s’en était déjà occupé. Et de voir ce rouge frais, ce rouge encore chaud, j’ai eu envie d’y goûter, que ça me chauffe à l’intérieur aussi. Mais j’y ai juste mis les mains. Je jure… j’y ai pas touché. Et ce sacrifice n’a servi à rien. C’était déjà trop tard pour
le bébé.
C’est ce qu’il m’a raconté. Au loin, j’entends les jurons de mon père. J’entends la grand mère énumérer les façons de cuisiner le poulet de son enfance. Et la mère d’à côté pleurer sur son enfant mort de faim dans ses bras.
Et aujourd’hui, j’ai le cœur sec.

La Comédie de Valence
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